Texte
A François René
de Chateaubriand,
Mémoires d'outre-tombe
[Le chapitre III du livre premier est daté
par l'auteur du 31 décembre 1811.]
La maison
qu'habitaient alors mes parents est située dans une rue sombre
et étroite de Saint Malo, appelée la rue des Juifs
: cette maison est aujourd'hui transformée en auberge. La
chambre où ma mère accoucha domine une partie déserte
des murs de la ville, et à travers les fenêtres de
cette chambre on aperçoit une mer qui s'étend à
perte de vue, en se brisant sur des écueils. J'eus pour parrain,
comme on le voit dans mon extrait de baptême, mon frère,
et pour marraine la comtesse de Plouër, fille du maréchal
de Contades. J'étais presque mort quand je vins au jour.
Le mugissement des vagues soulevées par une bourrasque annonçant
l'équinoxe d'automne, empêchait d'entendre mes cris
: on m'a souvent conté ces détails ; leur tristesse
ne s'est jamais effacée de ma mémoire. Il n'y a pas
de jour où, rêvant à ce que j'ai été,
je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né,
la chambre où ma mère m'infligea la vie, la tempête
dont le bruit berça mon premier sommeil, le frère
infortuné qui me donna un nom que j'ai presque toujours traîné
dans le malheur. Le Ciel sembla réunir ces diverses circonstances
pour placer dans mon berceau une image de mes destinées.
Texte
B Jean-Jacques Rousseau, Les
Confessions
[Jean-Jacques Rousseau est âgé
de dix ans quand il est mis en pension chez le pasteur Lambercier,
à Bossey, près de Genève.]
Près
de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey sans
que je m'en sois rappelé le séjour d'une manière
agréable par des souvenirs un peu liés, mais depuis
qu'ayant passé l'âge mûr je décline vers
la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs renaissent
tandis que les autres s'effacent, et se gravent dans ma mémoire
avec des traits dont le charme et la force augmentent de jour en
jour ; comme si, sentant déjà la vie qui s'échappe,
je cherchais à la ressaisir par ses commencements. Les moindres
faits de ce temps-là me plaisent par cela seul qu'ils sont
de ce temps-là. Je me rappelle toutes les circonstances des
lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet
entrant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre,
une mouche se poser sur ma main, tandis que je récitais ma
leçon : je vois tout l'arrangement de la chambre où
nous étions ; le cabinet de M. Lambercier à main droite,
une estampe représentant tous les papes, un baromètre,
un grand calendrier; des framboisiers qui, d'un jardin fort élevé
dans lequel la maison s''enfonçait sur le derrière,
venaient ombrager la fenêtre, et passaient quelquefois jusqu'en
dedans. Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir
tout cela ; mais j'ai besoin, moi, de le lui dire. Que n' a
osé-je lui raconter de même toutes les petites anecdotes
de cet heureux âge, qui me font encore tressaillir d'aise
quand je me les rappelle. Cinq ou six surtout composons. Je vous
fais grâce des cinq, mais j'en veux une seule ; pourvu
qu'on me la laisse conter le plus longuement qu'il me sera possible,
pour prolonger mon plaisir.
Texte C Georges Perec, W ou le Souvenir
d’enfance
J'ai
trois souvenirs d'école.
Le premier est le plus flou : c'est dans la cave de l'école.
Nous nous bousculons. On nous fait essayer des masques à
gaz ; les gros yeux de mica, le truc qui pendouille par-devant,
l'odeur écœurante du caoutchouc.
Le second est le plus tenace : je dévale en courant ce n'est
pas exactement en courant : à chaque enjambée, je
saute une fois sur le pied qui vient de se poser ; c'est une façon
de courir à mi-chemin de la course proprement dite et du
saut à cloche-pied très fréquente chez les
enfants, mais je ne lui connais pas de dénomination particulière
, je dévale donc la rue des Couronnes, tenant à bout
de bras un dessin que j'ai fait à l'école (une peinture
même) et qui représente un ours brun sur fond ocre.
Je suis ivre de joie. Je crie de toutes mes forces : « Les
oursons ! Les oursons ! »
Le troisième est, apparemment, le plus organisé. À
l'école on nous donnait des bons points. C'étaient
des petits carrés de carton jaunes ou rouges sur lesquels
il y avait d'écrit : 1 point, encadré d'une guirlande.
Quand on avait eu un certain nombre de bons points dans la semaine,
on avait droit à une médaille. J'avais envie d’avoir
une médaille et un jour je l'obtins. La maîtresse l'agrafa
sur mon tablier. À la sortie, dans l'escalier, il y eut une
bousculade qui se répercuta de marche en marche et d'enfant
en enfant. J'étais au milieu de l'escalier et je fis tomber
une petite fille. La maîtresse crut que je l'avais fait exprès ;
elle se précipita sur moi et, sans écouter mes protestations,
m'arracha ma médaille.
Je me vois dévalant la rue des Couronnes en courant de cette
façon particulière qu'ont les enfants de courir, mais
je sens encore physiquement cette poussée dans le dos, cette
preuve flagrante de l'injustice, et la sensation cénesthésique1
de ce déséquilibre imposé par les autres, venu
d'au-dessus de moi et retombant sur moi, reste si fortement inscrite
dans mon corps que je me demande si ce souvenir ne masque pas en
fait son exact contraire : non pas le souvenir d'une médaille
arrachée, mais celui d'une étoile épinglée2.
1 Sensation
organique, due à une impression générale d'aise
ou de malaise.
2 Allusion à l'étoile jaune que Georges Perec, qui
était juif, dut porter pendant l'Occupation.
Texte
D — Nathalie Sarraute, Enfance
[Enfance se présente comme un dialogue
entre Nathalie Sarraute et elle-même.]
Exactement à gauche
des marches qui montent vers la large allée conduisant
à la place Médicis, sous la statue d'une reine de
France, à côté de l'énorme baquet peint
en vert où pousse un oranger avec devant moi le bassin
rond sur lequel voguent les bateaux, autour duquel tournent les
voitures tapissées de velours rouge traînées
par des chèvres avec tout contre mon dos la tiédeur
de sa jambe sous la longue jupe je n'arrive plus à entendre
la voix qu'elle avait en ce temps-là, mais ce qui me revient,
c'est cette impression que plus qu'à moi c'est à
quelqu'un d'autre qu'elle raconte sans doute un de ces contes
pour enfants qu'elle écrit à la main sur de grandes
pages couvertes de sa grosse écriture où les lettres
ne sont pas reliées entre elles; ou bien est-ce celui qu'elle
est en train de composer dans sa tête, les paroles adressées
ailleurs coulent, je peux, si je veux, les saisir au passage,
je peux les laisser passer, rien n'est exigé de moi, pas
de regard cherchant à voir en moi si j'écoute attentivement,
si je comprends, Je peux m'abandonner à cette lumière
dorée, ces roucoulements, ces pépiements, ces tintements
de clochettes sur la tête des ânons, des chèvres,
ces sonneries des cerceaux munis d'un manche que poussent devant
eux les petits qui ne savent pas se servir d'un bâton.
" Ne te fâche pas, mais ne crois-tu pas que là,
avec ces roucoulements, avec ces pépiements, tu n"as
pas pu t"empêcher de placer un petit morceau de préfabriqué,
c'est si tentant, tu as fait un joli petit raccord, tout à
fait en accord "
" Oui, je me suis peut-être un peu laissée aller"
" Bien sûr, comment résister à tant de
charme,à ces jolies sonorités, roucoulements, pépiements.
" Bon, tu as raison, mais pour ce qui est des clochettes,
des sonnettes, ça non, je les entends, et aussi des bruits
de crécelles, le crépitement des fleurs de celluloïd
rouges, roses, mauves, tournant au vent."
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